Pensées

Les hauts territoires de l’enfance

Le 22/02/2018

«  Neverland »  de Timothée de Fombelle :

« Il y a dans les hauts territoires de l’enfance, derrière les torrents, les ronces, les forêts, après les granges brûlantes et les longs couloirs de parquet, certains chemins qui s’aventurent plus loin vers le bord du royaume, longent les falaises ou le grillage et laissent voir une plaine tout en bas, c’est le pays des lendemains: le pays adulte. »
Dès les premiers mots, Timothée de Fombelle nous capture et nous entraine avec lui vers ses « hauts territoires de l’enfance » qu’il explore avec poésie.
La mélodie de ses souvenirs enchevêtrés nous emporte dans la quête qui l’anime : saisir « l’enfance absolue, la source commune », et sans doute l’énigme au cœur de chaque histoire.
Il nous invite à partir à la rencontre de l’enfant qu’il fut, celui qui ne l’a jamais quitté mais qui pourtant ne se laisse pas facilement approcher.
Avec beaucoup de générosité, il nous fait partager ses émotions d’enfant, les tristesses infinies, le goût salé des larmes, les miracles de la consolation et de l’imagination. Et nous restons émerveillés devant les chatoyantes images nées de son incursion dans les brumes du passé, celles qui ont le don de nous plonger dans nos propres souvenirs d’enfant.
L’enfance affleure la toile des souvenirs. Mais pas seulement.
« L’enfance n’habite pas la mémoire. Elle habite notre chair et nos os. Même abimés par elle, dressés contre elle, nous sommes faits de notre enfance, adossés à ses murs sombres. »
L’enfance d’abord idéalisée retrouve alors des accents de sincérité, et les blessures surgissent telles de « petites incisions » dans la peau.
Elle traverse et elle échappe, pour mieux se dévoiler au détour du récit.
Au coeur de ce voyage intérieur, c’est la douleur que l’auteur finit par rencontrer et qui lui ouvre un passage vers le creux de quelques tiroirs, précieux contenants permettant d’accéder à des mondes ignorés. Son périple le mène également à « d’autres boîtes sans fond », lorsque les chagrins font place au « désespoir sans origine ».
A la faveur de la force de son désir, il s’agira alors pour l’auteur de débusquer et suivre les « signes laissés par l’enfant au fil du temps », pour parvenir à rejoindre son double enfantin, s’en détacher, et enfin rentrer chez lui.

https://www.babelio.com/livres/Fombelle-Neverland/964339

Le Besoin De Danser

Le 03/03/2018

Dans le livre « Le besoin de danser », France Schott-Billmann, psychanalyste et danse-thérapeute, explore l‘appel irrésistible fait par la danse au corps, à traduire la musique en mouvement.  La danse ouvre à un langage qui révèle l’histoire personnelle dans chaque style exprimé, chaque interprétation du geste. « Parvenir à s’intégrer à la danse, c’est toujours accepter une loi autre que celle du soi, l’incarner pour accéder à la culture du groupe imprimée dans les formes de la musique et de la danse ». La danse devient alors la « commémoration de la première empreinte humanisante », de « l’appel lancé à travers la mère par l’ensemble de l’humanité », afin que le sujet puisse, par ce lien à l’autre, rejoindre le monde de la parole.

https://www.odilejacob.fr/catalogue/art-et-litterature/besoin-de-danser_9782738109040.php

Bénévole?

Le 04/04/2018

« J’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste, et j’ai perdu la paix… Chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne »

A. Camus, La Peste, 1947

Le travail bénévole en association caritative interpelle parfois ceux qui n’y sont pas familiers et interroge quant aux causes réelles et profondes de l’engagement de ses acteurs, malgré un certain consensus sur la valeur hautement positive accordée à la tâche primaire de l’association lorsque cette tâche primaire est celle de la lutte contre la pauvreté. En arrivant au Relais Santé et face aux turpitudes de la vie associative, il m’est arrivé de me questionner quant aux motivations des bénévoles, moi y compris, suspectant de trouver dans un altruisme de façade, des intérêts purement individuels, voir égoïstes.

Cependant, d’après Jean-Michel Huet et Adeline Simon (dans la revue l’expansion management Review en 2007), un tiers des citoyens est bénévole, ce qui laisse à penser qu’il n’y a pas un type unique d’engagement bénévole mais bien des modes d’engagement dessinant une mise en tension toujours singulière entre avantages individuels et aspirations sociales.

Dans nos sociétés européennes travaillées par un fonctionnement économique et social individualiste, des inquiétudes personnelles vis à vis du devenir et du bien-être des populations les plus vulnérables, peuvent alors prendre une ampleur considérable face aux réponses insatisfaisantes mises en place par les pouvoirs publics. L’action individuelle bénévole en association caritative constituerait alors une alternative face à la pénurie des moyens institutionnels. Un sentiment d’indignation et d’injustice devant les inégalités sociales pourrait alors, en partie, être à l’origine de certains engagements bénévoles. Cependant, de nombreuses études dans le champ de la psychologie sociale, rappellent que le constat d’inégalités sociales est loin d’être suffisant pour déclencher une action individuelle. Ainsi, Bernard Gangloff et Coralie Duchon (professeur et ATER en psychologie sociale à Rouen), reprenant notamment les travaux de Lerner et Simmons, en 1966, sur la croyance en un monde juste, expliquent qu’il existe une tendance forte dans la population, tendance socialement valorisée, à justifier « le traitement des groupes oppressés en clamant qu’ils ont mérité leur destin ». Les gens obtiendraient donc ce qu’ils méritent et mériteraient ce qu’ils obtiennent.

Il ne suffit donc pas de s’émouvoir pour s’engager, d’autant plus que surgit souvent un sentiment d’impuissance et de désenchantement.

En effet, Françoise Mazuir, dans son article « le processus de rationalisation selon Max Weber » explique que la rationalité scientifique, « intellectualiste », a modifié profondément notre vision du monde, du fait notamment du détachement de l’emprise du religieux sur le système de représentations. Selon Max Weber, cette rationalisation entraine un « désenchantement du monde », caractérisé par une perte de la croyance en un sens fondateur et unificateur. Partant du même constat, dans « l’avenir d’une illusion », S. Freud voit même chez cet homme sans religion plus qu’un désenchantement, un désarroi. Ainsi, l’homme, ayant renoncé à l’illusion, que S. Freud définit comme dérivant « de désirs humains» (p 80, l’avenir d’une illusion), bien qu’elle ne soit « pas nécessairement fausse », se retrouverait à devoir composer avec l’angoisse issue de l’expérience de non secours, le désarroi donc.

Dans la lettre du 4 mars 1923 à Romain Rolland, S. Freud déclare « j’ai véritablement utilisé une grande part du travail de ma vie (je suis de 10 ans votre ainé) à détruire mes propres illusions et celles de l’humanité ». De par son amour pour la vérité, S. Freud présente donc l’illusion comme un leurre, dont la cure psychanalytique aurait à nous délivrer.

Mais à ce réalisme forcené, D.W. Winnicott répond « Nous sommes différents de Freud, qui voulait guérir les symptômes. Nous, ce qui nous intéresse, ce sont les personnes vivantes, la vie, l’amour, dans leur totalité. » (Winnicott à Harry Guntrip, cité par Guntrip dans son article « Mon expérience de l’analyse avec Fairbairn et Winnicott »). En effet, pour D.W. Winnicott, c’est au contraire l’illusion partagée, sans être entière et totale (on n’y est pas tout à fait), qui permet de voir éclore une créativité féconde et rendre possible une représentation d’un monde autre, sur lequel il est possible d’agir et qui pourra se laisser transformer. (dans jeu et réalité).

Cependant, comment continuer à s’illusionner face à la réalité brutale du mal et de la souffrance ? L’engagement bénévole est-il une forme de réponse à la question que pose à chacun ce « désenchantement » ?

L’engagement bénévole, comme toute action humaine socialement valorisée, entrainerait également un bénéfice narcissique, lié à la satisfaction sociale issue du déplacement du but de la pulsion sexuelle.

René Kaës, dans « les alliances inconscientes », explique, dans le chapitre consacré aux alliances structurantes secondaires fondées sur la loi et les interdits fondamentaux (le pacte fraternel, l’alliance avec le père symbolisé et le contrat de renoncement à la réalisation des buts pulsionnels destructeurs), que la sublimation « s’inscrit dans un double champ : celui de la pulsionnalité et celui de l’intersubjectivité » (p 46). De ce déplacement du but de la pulsion et « sous l’effet de l’exigence sociale », naitrait « un plaisir spécifique » (selon R. Kaës) dans l’inscription du sujet dans l’intersubjectivité.

En outre, l’engagement bénévole pourrait également s’envisager comme une « alliance de plaisir partagé et d’illusion conjointe » que R. Kaës présente comme la matière du contrat narcissique proposé par P. Aulagnier. Le bénévole serait alors un citoyen suffisamment bon, capable de répondre aux attentes d’un groupe qui s’éprouve lui-même comme suffisamment bon. Le groupe d’appartenance deviendrait alors groupe de référence, auquel l’individu adhère, aspire et s’identifie, y plaçant alors son idéal du Moi. (S. Freud)

Partager une illusion donc, dans une socialité primaire (A. Caillé dans « splendeurs et misères des sciences sociales ») s’exerçant par définition en dehors d’un cadre institué. En effet, P. Fustier dans l’article « Associations : l’amalgame » situe le bénévolat du côté d’un fonctionnement associatif « instituant », qu’il rapproche d’une « dynamique d’improvisation » s’exerçant dans un espace de convivialité, plutôt que du côté d’un « institué », établi et codifié.

Cette « dynamique d’improvisation » est d’autant plus grande que l’argent, organisateur social fondamental que K. Marx qualifie de « puissance aliénée de l’Humanité », est exclu du lien à l’association, modifiant ainsi les rapports de force et de pouvoir entre l’individu et la structure. An effet, pour S. Freud, dans « Pour l’introduction du traitement » en 1913, l’argent est « en premier lieu un moyen d’acquisition du pouvoir » pour lequel l’intérêt du sujet est le fruit d’une réorientation de but de la pulsion anale infantile, bien que l’argent soit étranger au désir infantile originaire puisqu’absent du monde du jeune enfant. L’argent serait donc lié à l’amour comme S. Freud l’explique dans Un souvenir… (p113) : « la crotte est le premier cadeau, le premier sacrifice de tendresse de l’enfant, une partie du corps propre dont on s’exonère au profit d’une personne aimée. »

Les bénévoles sembleraient donc expérimenter un espace de liberté « affective » vis-à-vis du pouvoir institutionnel, dans lequel l’action s’envisage en dehors du lien de dépendance pécuniaire et dans un réseau de liens intersubjectifs basé sur un partage de valeurs et de plaisir dans le groupe associatif.

En outre, l’engagement associatif autoriserait également l’investissement d’un certain type de travail, tout en évitant la confrontation directe au multiples privations issues des exigences, évaluations, contrôles institutionnels, fréquemment source de souffrance psychique chez les salariés. Le bénévolat serait-il donc un moyen de composer avec l’angoisse de castration, en autorisant une position psychique temporaire de toute-puissance liée à l’absence de lien pécuniaire dans le travail ?

Mais plus qu’à une angoisse de castration, l’engagement semble, pour A. Camus, une réponse à l’angoisse issue de la confrontation à l’absurde, au non-sens d’un monde sans Dieu(x). Ainsi, tandis que Max Weber voit dans le désenchantement du monde une antinomie à l’action, A. Camus y trouve la source d’une révolte solitaire, sociale et politique qui pousse l’homme à l’engagement humaniste et à la responsabilité individuelle dans une quête contre le mal et l’oppression.

« Je me révolte donc nous sommes » clame-t-il dans « l’homme révolté ».

Mais le chemin entre obligations éthiques individuelles et engagement bénévole, est loin d’être exempt de tout conflit moral, puisqu’il s’inscrit forcément dans un environnement politique et a donc à composer avec les intérêts de ses acteurs. S’engager individuellement n’est-ce pas accepter finalement de confirmer l’exclusion d’une situation problématique du champ de la responsabilité politique et collective ? Ou bien est-ce au contraire la confirmer dans ce champ ?

Selon G. Gaillard en effet, dans l’article « de la répétition traumatique à la mise en pensée : le travail psychique des professionnels dans les institutions de soins et de travail social », toute institution se place « là où un comportement de certains sujets (caractérisé par l’excès) fait symptôme sur la scène sociale » et le prend en charge pour le « socius ». Le travail associatif permettrait donc, tout comme le travail en institution, de prendre en charge une situation problématique pour « le socius » et s’inscrirait donc de ce fait dans le champ de la responsabilité collective.

Cependant nous pouvons nous interroger quant à l’impact de ce bénévolat sur le lien entre usagers de l’association et intervenants. D’autant plus que certains usagers deviennent parfois bénévoles. G. Gaillard parle d’« inévitables confusions » entre les professionnels d’une institution et le public qu’elle reçoit. Les professionnels peuvent alors se retrouver aux prises avec un ensemble de relations transféro/contre-transférentielles intenses, pouvant les conduire à des passages à l’acte, faute de ne parvenir à les penser. D’autant plus que, selon G. Gaillard, le choix d’objet professionnel par un individu est révélateur de ses tentatives de traitement d’« éléments de sa propre histoire restés en souffrance ». Ce choix placerait donc l’économie psychique du professionnel au cœur des rencontres avec les usagers, suscitant des confusions à élaborer. Or, comme nous l’avons décrit, puisque le bénévolat serait à situer plutôt du côté d’un fonctionnement de type « instituant », dans une dynamique d’improvisation au sein d’une socialité primaire, plus que du côté d’un institué, codifié et établi, il présenterait le risque de voir accentuer ces confusions.

De plus, la structure même du fonctionnement de ce type d’association caritative, mettrait donc à disposition des bénévoles un espace d’intervention présentant le risque d’être perçu et appréhendé comme sans règles ni lois. Espace où chacun se retrouverait confronté au risque d’une position individuelle d’omnipotence du fait de la fragilité structurelle d’un méta-cadre associatif en peine à favoriser le respect des principes et valeurs guidant les actions institutionnelles. Chaque bénévole possède en effet une grande latitude quant à la temporalité de ses interventions et vis-à-vis de leur nature.

Mais comme l’affirme G. Gaillard, il ne s’agit pas tant d’échapper au risque de ces confusions que « d’y consentir et avec l’aide du groupe (et de l’ensemble des dispositifs institutionnels), « s’en déprendre » dans un plaisir à penser ensemble. ».